C’est une première au goût amer. Sifflets, quolibets et slogans hostiles : Jean-Pierre Raffarin s’est fait vertement brocarder, vendredi à la Réunion. En baisse dans les sondages, cerné par les problèmes sociaux, le Premier ministre rêvait d’un peu de tranquillité pour sa première visite outre-mer. Après avoir reçu un accueil tiède – une centaine de personnes agitant mollement des drapeaux français – devant le monument aux morts, il a essuyé à Saint-Denis une manifestation de milliers de Réunionnais (6 000 selon la police, 10 000 selon les organisateurs), la plus importante qui ait eu lieu depuis trente ans sur l’île.
Porte de derrière. Sous des pancartes «Raffarin = poison» et aux cris de «Nou lé pas assisté», «nou vé travayé» et «tié pa nout espoir» («ne tue pas notre espoir»), ils entendaient protester contre la politique économique et sociale du gouvernement. 125 gardes mobiles étaient venus en renfort de métropole pour les encadrer. Après un défilé bon enfant dans les rues de la ville, quelques centaines de manifestants, visiblement décidés à lui pourrir sa journée, ont attendu le Premier ministre devant le bâtiment où se tenaient les Assises des libertés locales auxquelles il venait assister.
Raffarin les a soigneusement évités en entrant par la porte de derrière. Regardant la foule avec une joie non dissimulée, Paul Vergès, président (PCR) du conseil régional, s’est exclamé : «C’est du jamais vu, c’est incroyable ! Il y a beaucoup de monde, ça devrait être un avertissement.» La veille, alors que dans les colonnes des journaux les maires UMP se payaient des encarts publicitaires pour inciter les Réunionnais à venir écouter le locataire de Matignon, les syndicats avaient promis : «Il y aura plus de monde dehors que dedans.»
«Traditionnel». Visiblement tendu et fatigué par le long voyage en avion, Jean-Pierre Raffarin a tombé la veste pour finalement recevoir une délégation d’emplois-jeu nes. «Faisons en sorte que la Réunion ne soit pas la France d’en bas», lui a glissé l’un d’entre eux. Devant les micros, le Premier ministre a fait mine de prendre tout ça de façon très relax. «C’est traditionnel, quand un Premier ministre vient, que les forces vives veuillent s’exprimer, a-t-il assuré. Je suis venu travailler, le rôle d’un Premier ministre est d’être là où sont les problèmes.» Plus tard, interrogé par RFO, il a expliqué : «Dans une période d’incertitude internationale, il est normal qu’il y ait des interrogations.» Et s’est déclaré «conscient du problème de l’emploi des jeunes».
Pour cette primeur outre-mer, le chef du gouvernement pensait pourtant avoir fait le choix le moins risqué : «Le climat social de la Réunion est beaucoup plus serein qu’aux Antilles ou à la Guyane», assurait son cabinet. C’était sans compter la colère des Réunionnais vent debout contre le projet de loi-programme, basé sur des défiscalisations et des allégements de charges, promis par Jacques Chirac pendant la campagne présidentielle et préparé par Brigitte Girardin, son ancienne conseillère à l’Elysée aujourd’hui ministre de l’Outre-Mer. La ministre, qui se plaint en privé de n’avoir pu obtenir de bons arbitrages de la part de Matignon et de l’Elysée, a réussi le tour de force de se fâcher avec syndicats, patronat, gauche et droite tout à la fois.
Désastreux. C’est dans ce contexte miné qu’est arrivé Jean-Pierre Raffarin. Jeudi, lors d’une rencontre avec des chefs d’entreprise de l’île, Brigitte Girardin s’était montrée cassante. «Vous pleurez la bouche pleine, vous ne pouvez pas avoir le beurre et l’argent du beurre», avait-elle déclaré aux patrons estomaqués. Son rendez-vous avec les représentants syndicaux, un peu plus tard, n’avait pas été plus concluant. «Rien n’a évolué», commentait Axel Zettor, de la CFDT, à la sortie.
Une journée désastreuse pour l’image du gouvernement. «Girardin donne le fouet», regrettait, vendredi le Journal de l’île en première page tandis que la une de son concurrent, le Quotidien, alignait une brochette de syndicalistes sous le titre : «Raffarin, nous voilà». Ambiance. Rendant compte au Premier ministre de ses entretiens de la veille, Brigitte Girardin a résumé sa vision des choses : «J’ai engueulé les patrons, ce sont des enfants gâtés.» Réponse de Raffarin : «C’est bien. De toute façon, on ne peut pas faire plus avec la loi.»
Reste que l’avant-projet de loi-programme semble mécontenter tout le monde. Même les élus UMP le jugent moins efficace que la loi d’orientation de Lionel Jospin de 2001 pour booster l’économie de l’île. La Réunion a une très forte démographie et un taux de chômage de près de 30 %. De 1997 à 2002, le nombre de demandeurs d’emploi avait diminué de 18 %. Des résultats obtenus notamment grâce la politique d’emplois-jeunes, aujourd’hui remise en cause par Jean-Pierre Raffarin. Après une série de manifestations d’emplois-jeunes (la Réunion en compte près de 6 000), le gouvernement a annoncé en décembre qu’il prolongerait de trois ans ceux qui venaient à échéance, mais en réduisant considérablement l’aide de l’Etat. Une mesure qui n’a pas calmé les jeunes concernés. «Il faut pousser les vrais emplois avec de vrais salaires», leur a répondu Raffarin vendredi.
Geste. Sur RFO, il a voulu défendre son avant-projet de loi-programme : «Nous avons mis des moyens comme jamais pour donner à l’outre-mer des atouts et une visibilité», a-t-il martelé. Le Premier ministre a profité de l’occasion pour faire un geste en matière sociale en annonçant le relèvement du plafond de la couverture maladie universelle (CMU) pour permettre à ceux qui perçoivent le minimum vieillesse ou l’allocation adultes handicapés d’en bénéficier. Cette décision pourrait concerner 40 000 personnes (y compris les ayants droit) sur l’ensemble des DOM. «Ici, souriait jeudi Patrick Devedjian, secrétaire d’Etat aux Libertés locales, venu à la Réunion pour les assises, il faut arriver avec un carnet de chèques.» Ou avec une armure.
Source : libération