Elle se tait, continue son travail, mais laisse passer volontairement le CV et la photo d’une femme noire. Avertissement. Elle se rebiffe. Licenciement. Celui-ci est finalement jugé abusif par les prud’hommes. Poursuivie par SOS Racisme, l’entreprise est aussi condamnée pour discrimination raciale. « Bien sûr que j’ai eu peur, surtout du fait de ma situation familiale, reconnaît Eliane, mais je n’ai aucun regret d’être allée jusqu’au bout de mes convictions. » Combien osent, comme elle, se battre contre l’injustice au sein de l’entreprise ?
Paul, 40 ans, ingénieur, ancien militant de Greenpeace, est en quête de « sens » mais n’a jamais vraiment choisi. Cadre dans un grand groupe agroalimentaire, il travaille à améliorer la productivité. « Evidemment, je sais que cela peut impliquer des licenciements. Mais mon entreprise fait du mieux qu’elle peut avec les contraintes économiques. Elle a signé une charte sur le travail des enfants et l’environnement. » Bien sûr, il sait qu’il rêvait de mieux… « Je pourrais peut-être redevenir enseignant… mais, pour élever mes enfants, ce serait dur. Peut-être que je militerai dans d’autres associations… » Etre un « juste » sans prendre de risque : l’équation est difficile.
En théorie, la Constitution comme le droit du travail reconnaissent le droit d’expression du salarié et le protègent contre toute discrimination liée à ses croyances ou à ses convictions. Ainsi, Téléperformance, l’entreprise qui employait comme téléopératrice Dallila Tahri et qui l’avait renvoyée parce qu’elle portait le voile, a été condamnée pour licenciement abusif par les prud’hommes le 17 décembre 2002. La jeune femme portait en effet le voile lors de son embauche, l’entreprise savait à quoi s’en tenir et devra la réintégrer. Mais que se serait-il passé si Dallila s’était convertie à l’islam pur et dur une fois recrutée ? Les juges n’en parlent pas. Plus généralement, il est difficile d’aller contre le pouvoir de l’employeur et les valeurs de l’entreprise et, en fonction des milieux de travail, certaines positions sont plus délicates à assumer que d’autres. Il est ainsi plus aisé de militer pour Greenpeace à La Poste qu’à l’usine de retraitement de la Hague.
Bien sûr, certaines entreprises ont compris l’intérêt qu’elles pouvaient trouver à alléger la conscience de leurs salariés. « Les conflits de rôle intériorisés sont les plus douloureux. La personne qui ne peut exprimer ses doutes ni démissionner finit par se désinvestir. Sa fonction se réduit à un intérêt alimentaire », rappelle le psychiatre Eric Albert, auteur du « Manager est un psy ».
L’« entreprise citoyenne »
Ainsi, des mesures ont été prises pour faciliter la pratique religieuse. PSA Peugeot-Citroën, qui emploie de nombreux salariés d’origine maghrébine, aménage depuis vingt-cinq ans les temps de pause des salariés qui veulent suivre le ramadan. La Fnac accorde des autorisations d’absence pour les fêtes de toutes les religions. Selon un cadre, cette pratique « arrange tout le monde : l’employé se sent plus à l’aise et il travaille mieux ». D’une manière générale, la montée en puissance des concepts d’« entreprise citoyenne » et de « développement durable » ainsi que l’entrée de l’éthique dans les entreprises devraient faciliter la vie des « convaincus ». Il est devenu courant que les sociétés encouragent leurs salariés à participer à des oeuvres sociales. Mais ces bonnes intentions « institutionnelles » ne peuvent satisfaire ceux dont les convictions se heurtent à la pratique de leur entreprise.
Le cas de Christine, militante d’Attac et cadre dans une grande entreprise publique, est significatif. « Révéler mon adhésion à mes collègues ? Vu ma fonction, on me collerait l’étiquette « bobo idéaliste ». Cela nuirait à ma crédibilité », assure cette cadre, qui se plaint de devoir appliquer une politique commerciale en conflit avec ses valeurs. « Avant, on proposait le service le mieux adapté et pas forcément le plus cher. On prônait une consommation raisonnable dans une logique de service public. Aujourd’hui, il s’agit de faire dépenser toujours plus », accuse-t-elle, avant d’ajouter, déçue : « J’espérais peser de l’intérieur sur les décisions, mais cela ne sert à rien. J’envisage de partir pour prendre un poste dans le monde associatif. »
Thierry Sobrecat, 43 ans, a sauté le pas : longtemps, il a été militant de Greenpeace tout en étant secrétaire général de la Fondation Tocqueville, soutenue par Carrefour. Mais sa situation devient intenable quand les militants de Greenpeace prennent pour cible la grande distribution dans le dossier des OGM. « Je savais que Carrefour faisait son possible pour assurer la transparence de l’information, mais je ne pouvais défendre l’enseigne. » Il change de poste et se propose de développer le mécénat social et la réduction des gaspillages au sein de Carrefour. Echec… « C’était perturber le fonctionnement d’une entreprise qui a vocation à faire du profit. » Finalement, il démissionne pour se lancer dans le conseil en mécénat social et environnemental. « J’ai appris à vivre avec mes contradictions. Je défends des principes forts tout en sachant qu’ils ne s’appliqueront que très partiellement et progressivement dans le monde de l’entreprise. » Se soumettre ou se démettre, l’important, c’est peut-être de continuer à croire…
Erreur d’aiguillage…
« J’ai refusé un CDI chez AT Kearney par conviction politique », explique Marc, 28 ans, diplômé d’HEC, chômeur et militant socialiste. Sa stratégie : la fuite. « Je ne veux pas lutter à l’intérieur du système : j’ai appris à intégrer le discours et la logique de l’entreprise, mais je ne suis pas prêt à y participer. »
Après AT Kearney, trois ans passés dans une grande agence de communication l’ont dégoûté des affaires. « Je devais demander aux fournisseurs de travailler plus vite et pour moins cher et je savais que la conséquence était des heures sup non payées… » Il rêve aujourd’hui de devenir consultant pour des comités d’entreprise
La clause a bon dos
« J’ai une femme et des enfants à nourrir », plaide Laurent, la quarantaine, 40 000 euros par an. Côté pile, un joli job dans la communication. Côté face, du militantisme avec l’association Casseurs de pub, dont le nom indique clairement sa raison d’être. Sans avouer ses convictions à son employeur, il se débrouille pour faire jouer la clause de conscience quand un dossier l’embarrasse moralement. « On m’a demandé de travailler sur un budget lié au transport aérien. J’ai refusé, car, habitant près d’un aéroport, je suis bien placé pour connaître les nuisances causées par les avions. Je milite même avec d’autres riverains pour les dénoncer. »
Sa conscience, sinon rien
Le jour, il était auditeur, en mission pour Renault, en Amérique latine. Le soir, il militait pour Amnesty International. Il profitait de ses déplacements pour contacter des militants de l’organisation. « Je ne donnais jamais mon numéro professionnel local à mes contacts. » Mais que se serait-il passé pour ce cadre s’il avait été arrêté avec des documents compromettants ? « J’aurais sûrement eu des problèmes avec ma hiérarchie. Seul mon chef direct, lui-même membre d’Amnesty, était au courant. » Vingt ans plus tard, revenu à un poste sédentaire, Philippe ne regrette rien. « Au risque d’embarrasser mon employeur en cas d’arrestation, je le referais encore si mon geste contribuait à sauver quelqu’un. »
source: www.lepoint.fr