Les chiffres ne disent pas grand-chose. Certes, lors de la consultation à laquelle Claude Allègre les avait conviés en 1998, les lycéens avaient glissé qu’il leur arrivait de s’ennuyer. 22 % des lycéens interrogés considéraient alors que la qualité de la relation pédagogique constituait «le vrai remède à l’ennui scolaire», alors que 14 % d’entre eux plaçaient en tête l’amélioration des méthodes d’apprentissage, et 18 % seulement l’allégement des programmes. Ils avaient réclamé du travail en petits groupes, de l’interdisciplinarité, des nouvelles technologies… Cela avait donné les travaux personnels encadrés (TPE).
«Stimulus». Mais l’organisateur de cette consultation, Philippe Meirieu, devrait rappeler aujourd’hui que «l’ennui est une affaire vieille comme l’école : Ferdinand Buisson, en 1882, offrait déjà des descriptions catastrophiques de l’ennui au lycée». Le sociologue François Dubet se souviendra lui de «l’ennui épais» qui régnait quand il était au lycée. Quant à Luc Ferry, qui doit ouvrir la journée, il a déjà fait savoir dimanche sur le divan de Michel Drucker que lui aussi, au collège, s’ennuyait «comme un rat mort».
La nouveauté, selon Dubet et Meirieu, unanimes, tient au fait que les élèves disent qu’ils s’ennuient et surtout le manifestent. «La bienséance scolaire consistait à s’ennuyer mais en silence, rappelle Meirieu : ce temps est révolu.» L’ennui comme ferment du chahut, voire comme terreau de la violence ? Le raccourci ne serait pas aussi ravageur qu’il y paraît, selon Jean-Didier Vincent, biologiste et hôte du colloque, en sa qualité de président du Conseil national des programmes : «Le lien entre ennui et violence est un des plus sûrs. Au plan biologique, l’ennui naît de l’absence de stimulation d’un récepteur, ou d’une répétition systématique et monotone d’un stimulus. Il se traduit par une douleur dont le sujet tente de se débarrasser par une agitation non contrôlable, non socialisable, non contrôlée. Vous vérifiez cela chez tous les animaux désirants, dont l’homme est le plus bel exemple.»
Avec de tout autres outils, Véronique Nahoum-Grappe, cher cheuse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (1), traquera aujourd’hui le même lien. «Le thème est rarement abordé par les sciences sociales. Et pour cause : on a le sentiment qu’il n’existe pas de paramètres mesurables pour décrire le phénomène. L’ennui est pourtant un fait social collectif, une synthèse floue et brouillée de paramètres hétérogènes.» Parmi lesquels, par exemple, «la qualité de l’espace social», y compris l’esthétique d’un lieu. «Or ce contexte produit des choix, poursuit Nahoum-Grappe : la fuite, la provocation, la bagarre…»
«Ingratitude». Mais l’ennui apparaît rarement en tant que tel dans les propos des ensei gnants. Parlant d’eux-mêmes, ils s’inquiètent des risques de «routine» liés à l’exercice du métier (lire ci-contre) ; parlant des élèves, ils stigmatisent leur «manque de motivation» 85 % des jeunes professeurs y seraient confrontés, selon un sondage réalisé en mars 2001 par le Snes (Syndicat national des enseignements de second degré). Sans que l’on sache d’où vient ce peu d’appétit
De toute façon, mieux vaut s’habituer. Selon Dubet, la manifestation de l’ennui «est le prix de la promotion de l’individu qui ne se sent pleinement sujet que dans la maîtrise de son expérience sociale et de ses apprentissages». Et Meirieu rappelle qu’«il y aura toujours une part d’ennui à l’école». Plutôt saine, selon lui : «Il y a, dans l’apprentissage, une part irréductible d’ingratitude, qui forme la volonté, oblige à faire le vide en soi… Le sens, lui-même, n’est pas toujours apparent et c’est normal. Alain disait que le faucheur ne regarde pas le bout du champ sinon il se coupe les pieds.».
(1) L’ennui ordinaire (Austral, 1995).
source : www.liberation.fr