L’argent du beurre ! On ne badine pas avec le Code du travail ! D’abord, on se lève quand on doit s’exprimer. Pour l’avoir ignoré, un jeune chauffeur-livreur se fait rappeler à l’ordre comme un écolier. Ensuite, on n’intervient pas à tout propos pendant l’exposé de son contradicteur. Le président conseiller doit rappeler à l’ordre les citoyens qui n’ont jamais mis les pieds dans une enceinte judiciaire. Ce qui fait beaucoup de monde.
En audience de référé ou de jugement, la part des hommes et des femmes qui se présentent sans le secours d’un avocat est importante. Tous ne sont pas préparés à l’exercice, qui viennent seulement convaincus de leur bon droit. Sans avoir les mots pour le dire. Pour un avocat qui s’exclame, sûr de son effet : « Vous ne pouvez pas avoir le beurre, l’argent du beurre et le sourire du conseiller », combien sont-ils à prononcer des phrases à peine construites, hésitant sous le coup d’une émotion ou d’une colère mal contenue ?
C’est justement la colère qui étrangle cet agent de sécurité mis à la porte par un patron aux méthodes musclées. Lorsqu’il entend le résumé des faits présenté par l’avocat de son ex-employeur, le jeune homme se raidit brusquement sur le banc. Le voilà debout, prêt à en découdre, mais il se ravise sous le regard réprobateur des quatre conseillers. On s’attend au pire lorsque l’avocat finit. Mais le jeune homme tendu n’aura que trois mots pour sa défense : « Que des mensonges ! », sous-entendu très fort : « Que des ####s ! »
Une colère de trop. Les conseillers en ont entendu d’autres. Convaincus que le droit du travail n’est pas qu’un simple empilage de textes, ils rempilent la plupart du temps. Leurs audiences se font l’écho, parfois abrupt, de vies modestes balayées par la perte d’un emploi. Elles résonnent aussi des contentieux, plus policés mais guère plus cléments, de l’encadrement. Le lot le plus commun des dossiers soumis aux prud’hommes concerne les licenciements pour cause réelle et sérieuse.
Que range-t-on dans cette catégorie ? Autrement dit, un « caractère de cochon » doublé d’une tendance au dénigrement de la hiérarchie peut-il éclipser toutes les compétences professionnelles évidentes d’un ingénieur développement ? La société de services informatiques qui employait Jean a répondu oui le jour où celui-ci a explosé d’une colère noire à l’encontre de ses collaborateurs avant d’envoyer promener sans ménagement son directeur d’agence. « Une colère de trop », plaide l’employeur, qui se défend d’avoir licencié pour d’autres raisons, plus économiques.
La majorité des affaires plaidées se réfèrent sans grande difficulté à une cinquantaine d’articles du Code du travail. Les autres laissent place à des marges d’interprétation divergente entre conseillers, salariés et employeurs, en particulier lorsqu’il s’agit de discrimination syndicale, de travail clandestin ou de harcèlement.
L’entrée du harcèlement. L’attaque est frontale. L’avocate reproche à la société de services en télécommunications, très en pointe pendant la folie des années Internet, cinq mois de « harcèlement psychologique » et de « mise à l’écart ». Elle plaide le cas de Marie, une assistante commerciale au parcours sans faute, licenciée pourtant pour refus de travailler à la suite d’une mutation qui s’est mal passée.
Isolement dans un bureau séparé des autres commerciaux par un interminable couloir, un téléphone mais pas de prospects à contacter, un ordinateur mais pas de mode d’emploi du logiciel… La jeune femme endure l’isolement et refuse les propositions de reclassement qui ne correspondent ni à son métier ni à sa situation de mère élevant seule son enfant. « Elle refuse un poste à Metz, un mi-temps à Montpellier, un poste à la comptabilité… », déplore la société qui l’a licenciée après un arrêt maladie pour dépression nerveuse.
Le harcèlement moral fait une entrée modeste dans les audiences civiles, et il reste d’un abord difficile. « Il y a souvent trop de non-dits », regrettent les conseillers, qui voient surtout défiler les conflits du travail plus ordinaires des petites et moyennes entreprises.