« L’entreprise ressemble à une grande jungle, affirme d’emblée Franck Azaïs, psychiatre et consultant dans les entreprises. Elle rassemble des hommes aux objectifs plus ou moins convergents, aux désirs pas toujours compatibles, et qui doivent, malgré tout, prendre le même chemin. » De cela résultent, selon cet observateur, « beaucoup de tensions qu’il faut cacher, beaucoup de contradictions qui sont refoulées ou masquées. L’entreprise est un théâtre plein de non-dits où chacun tient un rôle. »
Le ton est donné. L’entreprise est un terrain d’analyse privilégié pour un nombre croissant de psychiatres et psychosociologues. Alors que la Semaine européenne de la santé et de la sécurité au travail se tient cette année, du 21 au 25 octobre, sur le thème du stress au travail et des risques psychosociaux associés, Le Monde donne la parole à des « psys ». Leur vision, distanciée et décapante, tranche avec les discours lisses et aseptisés qu’affectionne le monde économique.
La situation apparaît aujourd’hui préoccupante : trois cadres sur quatre se disent stressés par leur travail, près de la moitié souhaitant même quitter leur poste pour cette raison, selon une enquête publiée, jeudi 17 octobre, par le syndicat CFE-CGC. « On aurait pu penser qu’avec la progression des sociétés humaines, qui deviennent moins primitives, le travail serait une façon de se réaliser. Il n’en est pas question, explique Patrick Légeron, psychiatre et fondateur du cabinet Stimulus. La compétitivité accrue et la recherche du profit ont fait passer les valeurs humaines au second plan. La reconnaissance du travail, par exemple, reste très faible : la structure met la barre toujours plus haut. »
Même constat cinglant du psychiatre Christophe Dejours, qui dirige le laboratoire de psychologie du travail et de l’action qui dépend du Conservatoire national des arts et métiers. « Les entreprises ont certes augmenté leur productivité et leurs profits, mais on assiste à une réelle dégradation des rapports sociaux, remarque-t-il. On a petit à petit détruit le ‘vivre ensemble’ dans l’entreprise, le partage. » Laurent Schneiweiss, psychiatre, dresse un constat similaire : « Les salariés se sentent à la fois tous dans le même bateau et en même temps extrêmement seuls. » M. Légeron observe une généralisation des problèmes : « Avant, le mal-être touchait certaines catégories de professions pénibles : les ouvriers, les conducteurs de bus, les caissières, les infirmières… Maintenant, du salarié au dirigeant, plus grand monde n’est épargné. »
Comment expliquer un tel constat ? Pour le psychiatre Eric Albert, qui dirige l’Institut français de l’anxiété et du stress (IFAS), le grand changement des quinze dernières années est la recherche constante de la productivité. « Il faut faire plus avec moins, ou plutôt différemment avec les mêmes, remarque-t-il. Ce qui a notamment évolué, c’est la rapidité avec laquelle le contexte change. Si un problème survient, les entreprises le vivent sur le mode de la crise : il n’y a pas vraiment d’anticipation. Elles réagissent donc en dramatisant. Cela leur fait perdre le sens de leur action. »
Au-delà des remaniements de l’organisation du travail, Christophe Dejours souligne l’impact de l’individualisation de la performance, à tous niveaux. « L’introduction des nouvelles évaluations personnelles entraîne une concurrence généralisée entre les services et les personnes. Avant, c’était un atelier qu’on contrôlait. Il y a désormais une traçabilité personnelle totale. Dans ce contexte, les gens ont du mal à maintenir des rapports de solidarité. » Eugène Enriquez, psychosociologue et professeur émérite de sociologie à Paris-VII, souligne le discours paradoxal des entreprises : « Elles parlent d’un esprit d’équipe mais ont parallèlement brisé les collectifs. De cela découlent des comportements de plus en plus individuels. »
La modernisation des moyens de production a, selon ces observateurs, entraîné des effets insidieux sur le confort des salariés. « L’entreprise a raté le virage des nouvelles technologies, estime M. Dejours. Les progrès annoncés, comme l’automatisation et l’informatique, devaient assouplir les contraintes. On s’en est, en fait, servi pour intensifier les tâches dans les services, augmenter les cadences. » Une évolution de la nature du travail qui a engendré « de nouvelles pathologies comme les troubles musculo-squelettiques, précise M. Dejours. Avant, ils concernaient les personnes qui manipulaient des marteaux piqueurs. Maintenant, ils touchent, partout dans le monde, les personnes qui travaillent sur informatique, ou dans l’industrie. Cette maladie n’est pas seulement physique mais aussi psychique, conséquence de l’augmentation des contraintes de temps. »
Ces experts s’accordent à reconnaître l’importance du travail dans la construction de l’identité d’un individu. Mais toute la difficulté des salariés est de résister à cette pression croissante du monde économique. « Pendant longtemps, on a seulement demandé aux gens de bien faire leur travail, analyse M. Légeron. Puis, dans les années 1980, le message transmis a été qu’on pouvait toujours mieux faire. Maintenant, l’entreprise demande à ses salariés un investissement émotionnel. Il faut plonger corps et âme, se donner, apporter sa motivation, son enthousiasme. Mais cet investissement peut vous bouffer. La question est de savoir jusqu’où vous allez vous investir. » Les salariés, qui ont l’impression de donner de plus en plus, « ont également diminué leur seuil de tolérance au stress », remarque M. Légeron. « Leur niveau d’exigence n’est plus du tout le même, ajoute Eric Albert, ils attendent de l’entreprise des choses qu’elle ne peut, par définition, leur donner, comme l’épanouissement. »
L’attitude plus distanciée de la jeune génération intéresse ces spécialistes. « Certains jeunes, actuellement, ne font pas le choix de leurs aînés, c’est-à-dire la rémunération et la carrière », remarque M. Légeron. M. Enriquez, qui intervient dans les entreprises depuis la fin des années 50, observe un désamour croissant entre l’entreprise et la société. « Dans les années 1980, l’entreprise est devenue un modèle de référence pour la société, symbolisant le dynamisme, la richesse, la réussite. Au point d’imposer ses valeurs. » Mais ce psychosociologue note que « l’entreprise a épuisé son capital confiance ». La dureté du monde économique est apparue au grand jour. « Même si de nombreuses personnes jouent encore le jeu, la plupart savent désormais que l’entreprise ne sera pas reconnaissante de leur loyauté et de leur dévouement. »
Des PDG dans leur tour d’ivoire
Comment un psychiatre analyse-t-il les scandales américains à répétition ? « On observe une narcissisation de la société, une importance accrue du culte du moi. Le monde de l’entreprise constitue un terreau extrêmement favorable pour que des troubles de la personnalité apparaissent chez les managers « , analyse Patrick Légeron.
Tandis que la toute-puissance des PDG est contestée, cet expert remarque : « On demande aux grands PDG d’être visionnaires, de sortir des sentiers battus. Le problème, ce sont les limites de ces fonctionnements : à quel moment cela bascule dans un effet négatif. » Il poursuit : « Plus on monte dans la hiérarchie, plus la capacité d’écoute disparaît. Ces dirigeants seraient bien inspirés de mettre en place des systèmes pour pouvoir entendre la critique. Les empereurs romains avaient bien, eux, des bouffons. »