Question : Qu’est-ce qu’un placard et est-il possible de dresser un profil type du « placardisé » ?
Dominique Lhuillier * : Le placard, c’est la néantisation sociale : » je n’existe pas pour les autres, alors que je suis au milieu des autres. Je n’ai pas d’activité alors que j’ai un salaire ». Il existe une image assez stéréotypée du placardisé selon laquelle seuls les cadres, hauts fonctionnaires, équipes de direction, accidentés du travail ou autres alcooliques seraient concernés par cette maltraitance d’un type particulier. Cette image ne correspond pas à la réalité. Ce qui est à la fois passionnant et dramatique, c’est que ce phénomène social concerne tout le monde. De la centaine de personnes rencontrées au cours de mon enquête, on peut dégager quelques tendances : le privé est plus touché que le public, les plus de 45-50 ans que les autres, les hommes que les femmes… Mais en réalité, il n’y a pas de règles. La relégation peut très bien arriver à un jeune dont l’intégration se passe mal.
Question : Un placardisé « se vante » rarement de sa situation. Comment avez-vous réussi à mener votre enquête auprès d’eux ?
D.L. : L’enquête a duré près de trois ans, car il est très difficile de prendre contact avec cette
« Le placard, c’est une façon |
catégorie de population. Pour les chômeurs, on contacte l’ANPE, pour les handicapés, il existe aussi des organismes mais les placardisés n’ont aucune existence sociale. On ne peut pas aller voir les responsables des ressources humaines et leur demander d’ouvrir leurs placards ! Je suis donc passée par les syndicats. Mais ce n’était pas pour autant évident car ces derniers n’ont jamais considéré la placardisation comme un problème, l’employé continuant de toucher un salaire. On sent néanmoins que les choses évoluent depuis le récent débat sur le harcèlement moral.
Question : Quel est l’intérêt pour l’Administration ou l’entreprise de garder un individu improductif ?
D. L. : L’administration, de fait, n’a pas le choix puisque le licenciement n’existe pas chez les fonctionnaires. A moins que le salarié ne commette une faute grave. Mais la plupart des mises au placard dans le public pourraient être évitées par l’instauration d’une gestion plus efficace du personnel.
Dans le privé, il existe plusieurs niveaux de réponses. Il y a les entreprises qui veulent se débarrasser d’une personne mais sans recourir au licenciement. Le problème des indemnités peut parfois entrer en jeu mais cet élément n’est pas le plus pertinent dans la décision d’une mise au placard. C’est alors un bras de fer qui s’engage entre employeur et salarié. Une autre raison se présente très fréquemment : l’oubli, pur et simple, notamment dans les grosses entreprises. Par exemple dans le cadre de la restructuration d’un service ou de la suppression d’une activité, on oublie de « recaser » un salarié dont le poste est supprimé. Autre explication possible : la vertu disciplinaire du placard. C’est une façon de signifier au salarié qu’il a dérangé. C’est aussi une bonne manière de le signifier à ses collègues
Question : Peut-on parler d’un phénomène nouveau ?
D. L. : Non ! La placardisation a toujours existé, c’est un vrai problème social. Il est honteux d’être au placard. Le plus souvent, les victimes le cachent tant que faire se peut à leur entourage professionnel et familial. Elles empruntent la même attitude que les chômeurs à l’époque où le chômage n’atteignait pas les chiffres actuels. Mais depuis le récent débat sur le harcèlement moral et la souffrance au travail qui a conduit à la loi de modernisation sociale, les langues commencent à se délier. Si le phénomène n’est pas nouveau, son ampleur, en revanche, l’est.
Question : Cela est-il lié à l’évolution du monde du travail et des méthodes de management ?
« Du placard – doré ou non – comme de |
D. L. : La précarité de l’emploi est une constante observée par tout le monde. Les longues carrières au sein d’une même entreprise sont moins fréquentes. Et quand on parle de précarité de l’emploi, cela signifie aussi précarité du travail. Dans un monde en mouvement, la réorganisation des tâches au sein des entreprises va s’accélérant pour s’adapter aux marchés, répondre aux fusions/acquisitions/scissions, aux réorientations vers de nouvelles activités. Les responsables des ressources humaines n’ont pas vraiment les moyens de suivre et s’adapter à ces évolutions. Je pense que cette tendance va s’accélérer. Il y aura de plus en plus de placards, antichambres du licenciement. En revanche, la durée de la mise au placard avant la mise à la porte devrait se réduire considérablement, n’excédant plus les deux-trois ans.
Question : Vous avez écrit de nombreux ouvrages sur le milieu carcéral. Peut-on faire une analogie entre le détenu et le placardisé ?
D.L. : Oui, car il s’agit de deux formes de relégation sociale. Les principaux points communs sont l’isolement forcé, le désaveu, le sentiment d’être coupable même s’il n’existe pas forcément de délit caractérisé, l’empêchement de mouvement et/ou de l’activité. Détenus et placardisés voient la vie et le monde différemment. Il s’agit d’une période de repli sur soi, accompagnée de questions existentielles. Du placard – doré ou non – comme de la prison, on ne ressort jamais indemne. Nombre d’individus ressortent broyés de cette épreuve.
Pour l’incarcéré ou le placardisé, la relégation est également physiquement marquée. Le mot « placard » a vraiment du sens : le salarié est souvent placé dans un lieu sombre, au bout d’un couloir, p
arfois au sous-sol ou dans un bâtiment désaffecté. Enfin, les placards peuvent être collectifs ou individuels, comme les cellules.
Question : La sortie du placard passe-t-elle nécessairement par la sortie de l’entreprise ?
D.L. : En deux ans et demi, j’ai rencontré une centaine de placardisés. Depuis, la moitié d’entre eux sont sortis de leur relégation. Dans les trois quarts des cas, cette délivrance est passée par une démission ou un licenciement
*Dominique Lhuiller est maître de conférence en psychologie sociale à l’université Paris-VII et chercheur au laboratoire du Changement social.
**Placardisés, des exclus dans l’entreprise, par Dominique Lhuilier, 232 pages, paru en octobre 2002 aux éditions du Seuil, 15 euros.
source: www.tf1.fr