Ils faisaient partie des mousquetaires de la communication, ils considéraient Internet comme le transporteur officiel de toutes les productions audiovisuelles et autres distractions, la condition presque unique au développement d’immenses empires : ils ont disparu avec l’été.
Le départ de Thomas Middelhoff de la direction du groupe allemand Bertelsmann, dimanche 28 juillet, a suivi ceux de Robert Pittman, qui a démissionné de son poste de numéro deux du géant américain AOL Time Warner le 18 juillet , et de Jean-Marie Messier, qui a quitté la tête de Vivendi Universal le 30 juin.
Si M. Middelhoff a péché en voulant faire entrer Bertelsmann en Bourse à marche presque forcée, si Jean-Marie Messier a lourdement endetté son groupe, ils représentaient aussi un modèle tout nouveau et déjà dépassé : à l’instar de Robert Pittman, ils avaient fondé la stratégie de leurs groupes sur le tandem contenu-contenant.
Grâce à la technologie de la numérisation, Internet était appelé à devenir une immense banque de données multimédia accessible au public, qui pouvait tout trouver en ligne : des stations de radio, des chaînes de télévision, des films ou de la musique. L’occasion, aussi, de se lancer dans une frénésie d’achats en tout genre.
Aux yeux de ses dirigeants, Internet était donc devenu l’atout nécessaire dans la course au gigantisme dans laquelle ils se sont lancés à l’orée du XXIe siècle. Autour de la nouvelle technologie, ils concentraient par exemple l’édition et les programmes de télévision ou la production et la distribution de films de cinéma, des chaînes de télévision, des réseaux téléphoniques et des sites Internet.
AOL (America Online) avait été le premier à franchir le pas. En janvier 2000, le premier fournisseur mondial d’accès à Internet avait fusionné avec Time Warner, géant de la presse et des médias. Steve Case, président d’AOL avait alors annoncé : « C’est un moment historique où les nouveaux médias ont atteint l’âge adulte. Nous avons dit que la mission d’AOL est de mettre Internet au centre de la vie des gens, tout comme le font actuellement le téléphone et la télévision. En joignant nos forces avec Time Warner, nous allons fondamentalement changer la façon dont les gens acquièrent l’information ou communiquent entre eux. »
PYGMALION TECHNOLOGIQUES
Au même moment, Vivendi adopte un plan de bataille similaire. Jean-Marie Messier, PDG du groupe, annonce l’ouverture du portail Internet Vizzavi en association avec l’opérateur de télécommunications britannique Vodafone. Vivendi va délaisser la « vieille économie ». En décembre, Vivendi Universal naît de la fusion avec le groupe canadien Seagram, propriétaire des studios Universal d’Hollywood. Le groupe est coté à Paris, à New York et à Toronto. Un an plus tard, Vivendi Universal reprend les actifs d’USA Networks dans le cinéma et la télévision, pour les fusionner avec Universal Studios.
Dans le même temps, le groupe Bertelsmann s’ouvre lui aussi sur Internet par la volonté de Thomas Middlehoff. Dès son arrivée à la tête de la « vieille dame » de Westphalie – qui fit ses débuts en 1835 en imprimant des ouvrages religieux -, il revoit les habitudes et les traditions. Fermement, il installe Internet comme noyau dur du groupe. Il achète des parts dans AOL Europe – qu’il revendra par la suite – et investit dans le site d’échange de musique Napster, qu’il envisage comme un bon placement. Napster est aujourd’hui moribond, grevé par de nombreux problèmes juridiques liés aux droits d’auteur. M. Middelhoff développe des centrales d’achat de livres ou de musique sur Internet en Europe. De nombreux sites ne tiennent pas un an. En 2000, Bertelsmann annonce que les pertes liées à Internet s’élèvent à 888 millions d’euros.
Les géants de la communication, déstabilisés par le retournement économique et donc par la baisse des recettes publicitaires, découvrent alors que le modèle économique d’Internet que ces Pygmalion technologiques avaient créé n’est pas viable. Restent pour ces groupes des montagnes de dettes.
Face à ce désastre financier, ils cherchent à revenir à la base de leurs métiers. La réorganisation à la tête de ces trois grands groupes devrait donc marquer un retour aux sources assez musclé. A la suite du départ de Jean-Marie Messier, Jean-René Fourtou, PDG de Vivendi Universal, a commencé à réfléchir à l’épineuse réorganisation du groupe. Déjà, il a annoncé la vente par appartements du groupe Canal+, mais pas de la chaîne française.
Dans la foulée du départ de M. Pittman, AOL Time Warner a annoncé une division en deux branches. La première, « Média et communication », sera consacrée aux abonnements, qui regrouperont AOL, Time et Time Warner Cable. La seconde sera dédiée aux contenus avec les chaînes de télévision, les studios de cinéma et Warner Music.
Chez Bertelsmann, les grandes manoeuvres ont déjà commencé : dans la musique, BMG, qui a raté son mariage avec le britannique EMI en mai, subit une vaste restructuration ; le rapprochement des activités de commerce électronique et les clubs de livre – le pôle historique – font l’objet d’un plan de relance ambitieux pour retrouver une seconde jeunesse.
Et Internet là-dedans ? Le réseau des réseaux pourrait bien retrouver la place qu’il n’aurait pas dû quitter : celle d’une formidable technique, toujours révolutionnaire parce que toujours en renouvellement, où circulent les textes, les notes ou les images.
Cette redécouverte pourrait se traduire par un nouveau défi pour relancer la machine en inventant un nouveau modèle économique, loin de son statut déchu de « transformateur » du système capitaliste, plus proche de ses racines de système d’échanges. Gratuit ou non.
La deuxième révolution d’Internet a peut-être commencé.
source : www.lemonde.fr ,article par Bénédicte Mathieu